วันพฤหัสบดีที่ 19 กรกฎาคม พ.ศ. 2550



INTRODUCTION


Pinocchio, Fantasia, Dumbo, Bambi, Bugs Bunny, Daffy Duck, Woody Woodpecker, le loup libidineux de Tex Avery, l’âge d’or du dessin animé français, les chefs-d’œuvre de Paul Grimault, le premier long métrage d’animation en Chine, en Italie, au Japon, les courts métrages couleurs, le son stéréophonique… Le point commun à tout cela ? La période. Tous ces films, personnages, innovations technologiques ont eu lieu durant la Seconde Guerre mondiale. Les combats font rage partout à la surface du globe, la majeure partie de l’Europe continentale est occupée par les Allemands ; après la Chine, l’expansionnisme nippon prend pour cible les colonies européennes et les intérêts américains ; en janvier 1942, la conférence de Wannsee planifie l’extermination systématique du peuple juif. Par quel tour de force, les gouvernements en guerre ont-ils orchestré la mise en œuvre de la propagande par le dessin animé ?

Animation et propagande, persuasion et dessins animés. Quand s’arrête le divertissement et quand commence l’intoxication politique ? La Seconde Guerre mondiale a vu éclore et se théoriser la propagande. Chansonniers, cinéastes, musiciens, intellectuels sont mobilisés. L’impact médiatique des uns doit contrecarrer les exagérations des autres obligeant chacun à plus de véracité. Ce qui n’est pas forcément le propre du dessin animé. Avant d’aborder la question du cinéma d’animation et son rôle tenu dans l’exercice de fascination des masses pendant les années trente et quarante, il semble important, en guise d’introduction, de revenir sur quelques considérations propres à l’interaction entre la psychanalyse, l’enfant et le dessin animé. Jusqu’à douze ans, l’enfant apprécie essentiellement le comique de situation et le frisson de l’étrange n’est apprécié que par l’adulte tandis que l’humour est rarement perceptible par les tout-petits. Les préférences du jeune public pour un film d’animation vont d’abord vers celui qui va répondre à la curiosité de l’enfant en laissant une part de mystère, celui qui va permettre une identification aux héros tout en faisant partager les émotions des personnages. Les images d’un dessin animé doivent renfermer un contenu intéressant et susciter des ressentis qui relèvent autant du film que de la personnalité du spectateur. Par leur capacité à associer contenu informatif et enveloppe émotionnelle, ils offrent au spectateur le plaisir du fonctionnement mental cohérent[1].
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Les dessins animés de propagande pendant la Seconde Guerre mondiale offrent aux spectateurs – petits et grands – des images d’une troublante réalité. Un trop-plein d’excitation provoque une surenchère de demandes, une sorte de dépendance accompagnée d’agitation et autres troubles du comportement. On parle d’un état traumatique qui empêche le bon fonctionnement de la pensée. Dans ce but, la qualité du scénario est négligée au profit de la quantité de stimuli qui, à forte dose, engendre l’aliénation du spectateur. La fulgurante rapidité dans la succession des images provoque souvent ce genre de comportement. La présentation de face des personnages qui ont l’air de sortir de l’écran pour se projeter dans la salle de cinéma n’est pas faite pour calmer le jeu. Des bruitages ou des fonds sonores tonitruants ajoutent à l’effet d’angoisse. La fascination, c’est être dans l’impossibilité de quitter du regard ce que l’on voit, d’être en quelque sorte happé par l’image qui exerce sur le psychisme une emprise pouvant se répercuter sur le physique. Des allusions répétitives suffisent pour provoquer une tension ; les autorités et les réalisateurs de dessins animés de guerre l’ont très bien compris. Serge Tisseron rappelle que « la relation que nous établissons avec une image est inséparable du dispositif à travers lequel elle nous parvient, c’est-à-dire de son existence en tant qu’objet-image[2]. »

Dans les années quarante, le dessin animé a privilégié les représentations du mal qui engendrent des émotions violentes, excitantes et pouvant se manifester de façon visuellement frappante même si le combat des forces du bien contre les forces du mal est un thème récurrent, constitutif de l’imagination. Si innocent que puisse paraître un dessin animé, il porte toujours en lui la possibilité de faire passer un message, positif ou négatif. « L’image n’a pas seulement la possibilité de représenter un objet et celle de l’évoquer d’une manière mobilisatrice de transformation de soi, de l’image et du monde. Elle a également la capacité de contenir cet objet et son spectateur dans une même enveloppe et de donner l’illusion d’une perception partagée[3]. » Winnicott parle à ce sujet d’introjection qu’il définit comme un mécanisme par lequel l’individu adopte inconsciemment certaines caractéristiques d’autrui et les intègre à sa propre personnalité à la suite de la projection d’un film de propagande par exemple.

Dans les dessins animés, l’inquiétante étrangeté provient de la concomitance d’une impression de nouveau et de déjà connu, sans référence nette à un événement. Enfant, on n’a pas encore vraiment accès à l’ambivalence qui nous fait voir le monde de manière plus nuancée. Le dessin animé, s’il ne pose pas d’entrée de jeu la dimension de l’imaginaire (et tous les dessins animés de propagande politique de la Seconde Guerre mondiale adoptent ce schéma), sème le trouble, la confusion entre réalité et fiction. L’univers imaginaire est signifié par l’éloignement géographique, dans le temps ou par la métamorphose des personnages. Dans la vie de l’enfant, dissocier ce qui fait partie du monde palpable de ce qui est qualifié d’imaginaire est un exercice périlleux. Plus l’enfant est jeune, plus les deux domaines se confondent. L’impact de ce qu’il perçoit prend une importance d’autant plus grande que ce qu’il perçoit et ce qu’il ressent s’intriquent. La confusion entre réel et virtuel est d’autant plus probable que l’enfant est jeune, et que ses connaissances techniques sont peu développées.


Il serait faux de croire que la propagande par l’animation commence avec la Seconde Guerre mondiale. En 1899, Matches Appeal, réalisé par Arthur Melbourne Cooper (1874-1961), photographe, pionnier du cinéma et notamment du documentaire, est le premier film d’animation anglais. C’est un film de propagande destiné à encourager les spectateurs à envoyer une guinée d’allumettes aux troupes de la guerre des Boers, l’état-major ayant oublié d’en fournir aux soldats. Doit-on s’étonner que le premier film d’animation soit un film de propagande, lorsque l’on sait que les pères de l’animation ont été des caricaturistes de talent ? Émile Cohl (1857-1938), de son véritable nom Émile Courtet, caricaturiste de presse, vaudevilliste, photographe, parolier, rejoint la Gaumont en 1907 en tant que réalisateur d’animation. En 1908, il réalise Fantasmagorie d’une durée de quatre minutes, le premier film d’animation français suivi par de nombreux autres (300 environ). En 1911, il est engagé chez Eclair et s’installe avec femme et enfant aux États-Unis à Fort Lee dans le New Jersey. Cohl travaille sur les Newlyweds. En mars 1914, il retourne à Paris. Huit jours plus tard, un incendie détruit tous ses films américains réalisés pour Eclair sauf Les Allumettes ensorcelées et Le Portrait de Zizor (1913). Il continue de travailler pour Eclair (France) mais le déclenchement le 3 août 1914 de la Première Guerre mondiale reporte la sortie de tous ses films. Le 11 août, la mobilisation générale est déclarée. Émile Cohl, âgé de 57 ans, est trop vieux pour combattre mais il va faire de son mieux chez Eclair. Il est approché par Benjamin Rabier, célèbre illustrateur de livres pour enfants, qui désire avoir Cohl comme animateur de ses personnages en dessins animés. Le producteur de la série est René Navarre, acteur connu pour avoir interprété Fantomas dans une série de films en 1913 et 1914. Le distributeur est l’Agence Générale Cinématographique (AGC). Un seul film de cette série, Les dessins animés de Benjamin Rabier, nous est parvenu : Les Fiançailles de Flambeau (1917). Parallèlement, Cohl continue son travail pour Eclair en réalisant des inserts de propagande dans les actualités. D’après les fragments parvenus jusqu’à nous, le film Les Aventures des Pieds Nickelés constitue le sommet de la carrière d’Émile Cohl. Basé sur la bande dessinée de Louis Forton, le dessin animé montre deux jeunes anarchistes poursuivis en permanence soit par la police soit par des gangsters. Cohl passe le reste de la guerre à servir son pays. Le 11 mai 1918, il rejoint le United States Air Service Supply tandis que son fils, André, rejoint l’American Transportation Division. En mai 1920, Émile Cohl quitte Eclair et réalise son dernier film marquant, Fantoche cherche un logement distribué par AGC en 1921 sous le titre La maison du fantoche. Sa carrière cinématographique est terminée.

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Dans les années dix, New York est le centre de la production cinématographique américaine, des studios importants y sont construits, et la rationalisation du travail atteint son apogée. Durant les deux premières années de la Grande Guerre, la Bray Company sous contrat avec Paramount conçoit l’idée de mettre en images l’invisible en utilisant le même procédé par lequel les dessins animés humoristiques sont réalisés. Les films, les Bray Pictographs, sont appelés “dessins d’animation techniques”. Ils sont censés montrer ce qu’on ne voit pas habituellement, c’est-à-dire le fonctionnement interne d’une arme ou d’une machine de guerre. Le premier film produit, How the Submarine Rises and Dives, sort sur les écrans américains alors que la campagne allemande sous-marine est un grand succès. Le film retient l’attention, il est suivi par beaucoup d’autres. Quand les États-Unis entrent dans le conflit en 1917, il faut recruter de nombreux volontaires pour aider les Alliés en Europe. Les hommes doivent être formés très rapidement alors même que les officiers qualifiés pour l’entraînement des troupes manquent. John Randolph Bray (1879-1978) a une idée. À West Point, il réalise une série de courts métrages didactiques. Bray porte les films à l’État-Major de l’Armée, à Washington. Le gouvernement américain lui commande six copies de chaque film et les envoie à l’essai à chacun des six camps d’entraînement. Les résultats montrent que les films diminuent considérablement le temps de formation initialement prévu[4].

En 1917, Max Fleischer, autre futur célèbre réalisateur de cartoons s’engage dans l’armée et grâce à des articles publiés dans une revue de vulgarisation scientifique sur l’équipement militaire, Popular Science, on lui confie la direction d’une série de films éducatifs sur l’instruction militaire pour les Bray Studios. Dans une autobiographie écrite en 1939, Fleischer déclare : « Durant mon séjour chez Popular Science, je m’aperçus que je n’avais pas seulement des dispositions artistiques mais que j’avais aussi un sens aigu et instructif de la mécanique. Chacun de ces domaines me plaisait. À mes yeux, les machines, elles aussi, étaient un art[5]. » Les films d’entraînement et de formation militaire sont nés.

Le dessin animé apparaît également comme un important vecteur d’information et de persuasion. Ainsi, Winsor McCay (1869-1934), célèbre pour sa bande dessinée Little Nemo in Slumberland, après avoir réalisé en 1914 son chef-d’œuvre Gertie the Dinosaur, porte à l’écran The Sinking of the Lusitania (Le naufrage du Lusitania, juillet 1918) qu’il met trois ans à réaliser. Basé sur un épisode de la Première Guerre mondiale (le paquebot britannique détruit par un sous-marin allemand au large de l’Irlande en mai 1915 fait 1198 victimes dont 124 Américains), le film demande à McCay 250 000 dessins. L’extraordinaire variété d’angles accuse le côté dramatique. Le dessin animé commence en prises de vues réelles introduisant Augustus F. Beach, un célèbre correspondant de guerre qui a interviewé pour la presse américaine les survivants de la catastrophe. L’animation débute par la silhouette du Lusitania passant devant la Statue de la Liberté. Puis, non loin des côtes d’Irlande, le bateau est touché par deux torpilles. Des photographies de citoyens américains célèbres décédés lors du naufrage dans l’Atlantique apparaissent sur l’écran (dont le milliardaire Alfred G. Vanderbilt). Les scènes finales sont, en alternance, les vues du bateau qui disparaît dans la mer turbulente et les images des victimes qui se noient. Le film est palpitant, dramatique, extrêmement minutieux. Il a le rythme et le style des documentaires et des actualités de l’époque. C’est d’une certaine façon, une version filmique des “reconstitutions dessinées d’incidents” dans le style Art Nouveau qui font leur apparition dans les journaux américains et européens d’alors. Pour renforcer la cruauté allemande, la dernière image est celle d’une mère qui maintient son enfant à la surface avant de couler tous les deux. Le texte de conclusion déclame : “L’homme qui a déclenché le tir a été décoré pour cela par le Kaiser ! Et ils nous disent qu’il ne faut pas haïr le Boche !” C’est un film unique pour l’époque montrant le traumatisme vécu par le réalisateur et son envie de communiquer son malaise avec les spectateurs pour qu’ils expriment leur indignation. Si sauvegarder la liberté du commerce et celle des mers conduit bien les États-Unis à entrer en guerre en 1917, d’autres raisons peuvent être invoquées : les intrigues allemandes au Mexique par exemple, et surtout, la crainte de certaines grandes banques américaines (Morgan entre autres), qui ont ouvert de larges crédits aux Britanniques et aux Français ou ont facilité la levée des emprunts aux États-Unis, de tout perdre en cas de victoire des Empires centraux.

À la même époque, en Angleterre et aux États-Unis, les lightning sketches (images fixes projetées sur un écran comme des diapositives) sont très populaires dans les cinémas. Dès 1915, des vignettistes et des dessinateurs de bandes dessinées transposent leurs œuvres sur grand écran, en ridiculisant les Allemands, le Kaiser en particulier, pour soutenir le moral dans le pays et sur le front. Parmi les brèves satires des événements du jour et en particulier de ceux concernant la guerre, citons The U Tube montrant Guillaume II qui tente d’arriver en Angleterre en creusant un tunnel sous la Manche, mais faisant fausse route ; Sea Dreams toujours le Kaiser, cette fois-ci ridiculisé par ses rêves de puissance maritime ou bien encore, Ever Been Had ? (1917) chargé d’une atmosphère inquiétante, montrant une Angleterre vaincue où ne survit plus que le dernier homme sur une terre ravagée par la guerre. En janvier 1917, le Brésil réalise son premier film d’animation, O Kaiser, courte satire qui a également pour cible Guillaume II, dont on montre d’abord l’ambition de dominer le globe terrestre et qui est ensuite englouti par celui-ci.

Les Bray Studios créent le personnage du colonel Heeza Liar, petit, chauve et myope en janvier 1914 qui caricature l’ex-président des États-Unis, Theodore Roosevelt. À la tête du pays entre 1901 et 1909, il s’est révélé un réformateur énergique. Mais le premier dessin animé de la série, Colonel Heeza Liar in Africa (1914), est une allusion moqueuse aux expéditions de chasse aux fauves de Roosevelt, expéditions que les journaux avaient rendues célèbres.

Le court métrage d’animation est le lieu de prédilection des caricaturistes du monde entier. La satire politique n’est pourtant pas le fief exclusif du court métrage. Ainsi, le 9 novembre 1917 sort à Buenos Aires, le premier long métrage d’animation au monde, El Apostol (L’Apôtre), une satire d’une soixantaine de minutes ayant pour cible le président Hipólito Yrigoyen (1852-1933) nouvellement élu. Ce dernier, indigné par la déchéance morale des Argentins, rêve de gravir l’Olympe, vêtu comme un apôtre (l’apôtre de la rédemption nationale). Après divers débats avec les dieux sur la situation politique, il obtient les foudres de Zeus avec lesquelles il brûle Buenos Aires dans un feu purificateur. Yrigoyen bâtit ainsi la cité parfaite sur les cendres de l’ancienne. El Apostol connaît en Argentine un grand succès et est projeté à Buenos Aires six mois d’affilée, plusieurs fois par jour. Mais la copie du film est détruite en 1926 par un mystérieux incendie. Profitant du succès, le réalisateur Quirino Cristiani (1896-1984), réalise un autre long métrage, Sin dejar rastros (1918) qui raconte un épisode naval au cours duquel un sous-marin allemand fait couler un cargo argentin. Le film n’est projeté qu’une journée, la guerre n’est pas finie et le président Yrigoyen veut préserver la neutralité de l’Argentine[6].



La caricature fait ainsi ses preuves comme véhicule idéologique et politique. Elle apparaît comme le meilleur moyen de ridiculiser l’adversaire. Mais trouver une définition probante du dessin animé de propagande est délicat. Le sens le plus commun le définit comme l’utilisation du cinéma à des fins démagogiques dissimulées sous des apparences informatives. Ces quelques exemples de films d’animation de propagande pendant la Première Guerre mondiale prouvent que le phénomène n’est pas propre au second conflit. Pour le cinéma en prises de vues réelles, c’est la même chose. La tentation de réorganiser la “réalité” de ce qui est en train de se passer, simultanément ou postérieurement par l’ajout de séquences tournées en studio apparaît très tôt. En 1898, James Stuart Blackton, cofondateur de la Vitagraph, réalise un film de guerre intitulé Tearing Down the Spanish Flag. On y voit un soldat américain remplacer le drapeau espagnol par celui de son pays (le 25 avril 1898, une guerre de quatre mois éclate entre l’Espagne et les États-Unis pour délivrer Cuba du joug espagnol). Le film passe alors pour un authentique épisode de la guerre. En fait, les opérateurs de prises de vues, repoussés par le commandement militaire américain sont contraints de se replier dans la banlieue de New York pour filmer les combats en les recréant à l’aide de toiles peintes, de bassins d’eau et de maquettes de bateaux. Comment exploiter un document cinématographique ? Le cinéma tient un discours sur l’Histoire. L’image informe souvent plus sur celui qui la saisit et la diffuse que sur ce qu’elle représente. Pourtant, actualités ou fiction, même surveillé, un film témoigne. Il faut considérer les images telles quelles, quitte à faire appel à d’autres savoirs pour les mieux saisir. « Le film, image ou non de la réalité. C’est autant l’Histoire que l’Histoire[7]. » Le film est observé, non comme une œuvre d’art, mais comme un produit, une image-objet. Il autorise une approche socio-historique. Il communique nécessairement. La critique analytique d’un document ne peut ignorer la source émettrice, les conditions de la production, la fonction du document et sa réception par les spectateurs. À propos des films français de 1940 à 1945, Roger Régent écrit : « le cinéma français était le seul au monde à ne pas devoir servir la propagande. » Jacques Ellul dans Propagandes, n’est pas aussi catégorique. Il fait la nuance entre propagande politique/propagande d’agitation et propagande sociologique/propagande d’intégration. La propagande sociologique se définit par l’ensemble des manifestations par lesquelles une société tente d’intégrer en elle le maximum d’individus, d’unifier les comportements de ses membres selon un modèle, de diffuser son style de vie à l’extérieur d’elle-même et par-là de s’imposer à d’autres groupes. La propagande d’intégration (ou propagande de conformisation) est l’ensemble des manifestations par lesquelles une société vise à donner à chaque individu les stéréotypes, les croyances et les réactions du groupe. Chaque membre du groupe doit être seulement un fragment organique et fonctionnel de ce groupe. Pour l’animation, cette étrange excroissance du cinéma traditionnel, les années quarante représentent la première décennie de réelle expansion. À ses débuts, l’animation est seulement constituée de courts métrages muets accompagnés au piano. Walt Disney (1901-1966) a transformé cette petite forme d’art en une réelle industrie et à l’aube de 1940, il domine Hollywood (le studio Disney est constitué de 6 personnes en 1928, on en compte 187 en 1934 et 1600 en 1940). Le récent succès de son premier long métrage d’animation, Blanche Neige et les Sept Nains (sortie mondiale le 21 décembre 1937) et sa prolifique production de cartoons empêchent les autres animateurs potentiels, manquant de ressources et du sens des affaires propre à Walt Disney, de faire face aux coûts élevés de production et pouvant difficilement s’offrir le genre de publicité que les films animés ont besoin pour être largement distribués. Néanmoins, malgré ces difficultés, les animateurs trouvent de nouvelles formes d’expression à travers les demandes croissantes liées à la propagande de guerre. Ainsi, la multiplication des films en couleurs pendant la Seconde Guerre mondiale n’est pas due au hasard. La plupart des films d’animation produits dans les pays belligérants sont en couleurs. La guerre justifie la remarque de Goethe notant dans sa théorie des couleurs : « les couleurs ont une étrange duplicité et, si l’on me permet de m’exprimer ainsi, une sorte de double hermaphrodisme, une singulière manière de s’attirer, de s’associer, de se mélanger, de se neutraliser, de s’annuler, etc. Elles entraînent de surcroît des effets psychologiques, pathologiques et esthétiques qui demeurent effrayants. » Les dessins animés en couleurs des années quarante emploient tous le même code sensitif à savoir des couleurs sombres pour la peur et la tristesse (rouge, noir) ; des teintes claires pour la joie et le bonheur (bleu clair, vert clair), des tracés anguleux pour l’agressivité, des courbes pour créer un univers chaleureux et protecteur. Par l’emploi répétitif de ce code, le spectateur intègre la signification des signaux visuels avec d’autant plus d’aisance s’ils sont associés au langage ou à des signaux sonores qui en renforcent le sens. Quelle place accorder au “processus d’automobilisation des sociétés et des individus” ? L’action de l’État en temps de guerre est omniprésente : elle l’est sur le plan économique, social mais aussi sur le plan de ce qu’on appelle la propagande qui va du bourrage de crâne à la désinformation, à l’avant mais aussi à l’arrière. Le film est vu par des assemblées dont le nombre est compris entre plusieurs centaines et plusieurs milliers de personnes réunies dans un lieu public, dans des conditions spéciales (noir absolu) avec une intensité remarquable (gros plans, voix très fortes, musique...). Le pouvoir de suggestion du cinéma est énorme. Le niveau d’action de la propagande est le subconscient. Elle agit en profondeur et de manière imperceptible. Comme le rappelle Jacques Ellul, « le moment le plus favorable pour captiver une personne et l’influencer c’est quand elle est seule dans la masse[8]. » L’industrie cinématographique a parfaitement compris l’intérêt des découvertes freudiennes concernant les mécanismes psychiques du sujet afin de les introduire dans un film pour lui donner encore plus d’efficacité sur les émois du public. Le fondateur de la Metro-Goldwyn-Mayer, Samuel Goldwyn, n’a-t-il pas proposé à Freud lui-même 100 000 dollars en 1925 pour qu’il donne ses conseils sur la personnalité et les relations entre les protagonistes d’une série de films romantiques qu’il envisageait de produire ? Le cinéma questionne la psychanalyse par ses effets en profondeur dans le psychisme humain, mais les psychanalystes ne peuvent en dire plus, et cela pendant de longues années. Par contre, la psychanalyse influence les thèmes traités par le cinéma. À partir des années trente, le cinéma touche des masses de plus en plus grandes de spectateurs et ses ressorts psychologiques commencent à être conceptualisés sur le plan de son influence psychologique. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’on se penche véritablement sur ces problèmes. Les spectateurs qui se pressent dans les salles obscures ne sont-ils pas une foule plus ou moins anonyme ? Ne subissent-ils pas une exaltation de leur affectivité, une levée de leur inhibition pulsionnelle et une diminution de leurs capacités intellectuelles, comme Freud l’a décrit en étudiant les phénomènes collectifs ? Le sujet ne s’identifie-t-il pas au héros ? Comme dans la foule, le spectateur subit la suggestion filmique et idéalise ses personnages[9]. Serge Tisseron note que « du fait de son rapport fondamental avec les schèmes de contenance et de transformation, toute image est constamment habitée par la possibilité de contenir ce qu’elle représente et par celle de pouvoir transformer qui la regarde ou ce qu’elle regarde[10]. » Pourtant, si les propagandistes ont cru à l’efficacité de leurs images, la « manipulation » à laquelle elles sont censées conduire reste difficilement vérifiable. Pour l’anthropologue Denis Vidal, le film cinématographique de propagande est né dans les années vingt, au moment où se développait une croyance à l’impact décisif des images sur le plan psychologique, croyance partagée par les historiens de l’art, Aby Warburg ou Emile Mâle comme par les artistes d’avant-garde. Pour Bernard Prévost, il ne faut pas considérer que les images ont un pouvoir en elles-mêmes, mais plutôt parler de « l’efficacité symbolique » des images : celles-ci fonctionnent dans un contexte symbolique et rituel précis, en dehors duquel elles perdent leur efficacité.
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Le cinéma d’animation reste méconnu et la bibliographie est très pauvre en ce domaine. André Martin, spécialiste du cinéma d’animation rappelle qu’ « obtenir des informations sur les films d’animation français n’est pas un travail d’amateurs mais de détective, d’espion qui se glisse dans chaque officine[11]. » De plus, les erreurs d’interprétation concernant le cinéma d’animation sont fréquentes : pour faire simple, est considéré comme film d’animation toute production cinématographique effectuée avec la technique de la prise de vues image par image. Cinéma d’animation ne signifie pas nécessairement cinéma pour enfants, cinéma d’animation et bandes dessinées sont deux choses différentes, un film d’animation n’est pas forcément un dessin animé, il peut être film de marionnettes, grattage sur pellicule, papiers découpés, écran d’épingles, pâte à modeler, sable ou plus récemment images de synthèse. La télévision en rendant les dessins animés plus accessibles les a transformés en un divertissement uniquement pour enfants. Ce qui n’était pas le cas auparavant. Ce sont bien les adultes qui ont fait le succès des dessins animés de Warner, Disney ou MGM.



Soixante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, que pouvons-nous dire du millier de dessins animés produits durant cette période ? Que nous apprennent ces bandes d’animation sur la vie de réalisateurs de dessins animés des années quarante ? Leur conduite ne se révèle pas spécifique à leur profession : comme dans tous les milieux, une minorité a résisté, une autre a collaboré, et la majorité s’est accommodée. Les films d’animation de propagande ont-ils pris à cause des temps de production très longs (période d’inertie entre le début de la production et la sortie en salles) une voie nouvelle dans l’exercice de fascination des masses ? Dans les pays de l’Axe, ont-ils adopté l’esthétique totalitaire ? Quelle forme originale ont-ils revêtu ? Pourquoi faire des dessins animés à la fin des années trente ? Quels intérêts les régimes totalitaires ou démocratiques ont-ils eu à soutenir une forme de cinéma aussi coûteuse ? Quels rôles les films d’animation ont-ils joué dans la propagande des gouvernements en guerre ? Quasiment tous les pays engagés dans le conflit ont produit leurs films de propagande : Allemagne, Belgique, Chine, Danemark, Espagne, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon, Norvège, Pays-Bas, Suède, Suisse, Tchécoslovaquie et URSS. Même les pays sans tradition dans ce domaine sont engagés. En Nouvelle-Zélande, l’animation fait son apparition en 1941 au sein du New Zealand National Film Unit, maison de production nationale spécialisée dans les documentaires et les films destinés à « illustrer la vie et la culture de la Nouvelle-Zélande et à mettre les intérêts des Néo-Zélandais en rapport avec les intérêts des peuples du monde entier. » Installés à Wellington, Cecil Forsberg et Martin Townsend réalisent des travaux d’animation (titres et séquences) pour cet organisme. En Australie, l’animation apparaît avec la Première Guerre mondiale quand Harry Julius réalise des sujets politiques de une à deux minutes pour les actualités Australian Gazette, en employant la technique des papiers découpés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les frères Owen de Melbourne réalisent pour le Département de l’information, des films de propagande de deux minutes destinés à soutenir l’effort militaire. Eric Porter réalise en 1940, Adolf in Plumberland avec pour cible Hitler. Dernier exemple, l’Egypte. À l’initiative des frères Frenkel, une petite unité de production se crée. Juifs originaires de Jaffa (Palestine), Herschel, Salomon et David Frenkel s’établissent au Caire et présentent en 1936 Rien à faire ! dont le protagoniste, un jeune homme coiffé d’un fez égyptien se nomme Mish-Mish. Les Frenkel réalisent d’autres films avec ce personnage dont un de propagande de guerre intitulé La Défense nationale projeté en 1940. Dessins animés et propagande ou comment les gouvernements de chaque nation ont tenté d’attirer le public à leur cause… Basé sur une étude de plusieurs centaines de courts métrages animés, d’archives inédites, d’articles de presse, ce livre tente de comprendre les facteurs et enjeux qui ont permis, dans le monde entier, l’âge d’or du dessin animé grâce à la propagande de guerre.

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